Jean Rochefort & ma maman

L’improvisation théâtrale: outil de démocratisation de la culture

Un jour, j’ai joué au Théâtre d’Aubervilliers, un théâtre de banlieue subventionné. Avant d’aller dans ma loge, j’avais pris l’habitude d’acheter une cuisse de poulet dans une boucherie située juste en face. Un jour, la vendeuse me demande ce que je fais tous les soirs à Aubervilliers. Quand je lui ai répondu que je jouais au théâtre, elle a seulement dit : « Ah bon » comme si je venais d’une autre planète. L’idée toute simple de traverser la rue pour découvrir ce théâtre ne l’avait jamais effleurée. Car elle avait peur de ne pas se sentir à sa place. Des exemples comme celui-ci, j’en ai malheureusement plein. Si la concierge de mon immeuble se rend à une exposition, il y a dix mémères du 7ème arrondissement de Paris qui la toisent en se demandant ce qu’elle fait là. Tout cela confirme que la démocratisation de la culture est un véritable échec.

Interview de Jean Rochefort – mytoc.fr, Nadège Michaudet – 06.02.2016

Jean, si tu nous écoutes, je suis d’accord avec ce que tu as dit lors de cette interview. T’es français, tu parles d’Aubervilliers et du 7e, mais selon moi, tes mots peuvent être appliqués à plein d’autres zones géographiques. Comme toi, je pense que la culture est la seule solution pour créer de la cohésion sociale, mais que malheureusement les politiques se sont éloignées de la culture et qu’une autre partie de la population en a tout simplement été exclue. Je suis également d’accord avec toi quand tu dis que lorsqu’on travaille dans la culture, on devrait avoir qu’une seule ambition: partager avec le plus grand nombre plutôt que se mettre en valeur – et qu’une démocratisation de la culture, nécessite des artistes modestes.

Aujourd’hui, la culture fait peur à certain.e.s, elle leur procure un sentiment d’exclusion et de non-appartenance. Je trouve ça alarmant. Quel lien entre Jean Rochefort et ma maman me direz-vous?

Ma maman (directrice d’un théâtre à Lausanne) était venue me trouver en loge (dans le couloir, parce qu’elle osait pas nous déranger) après une représentation de la Comédie Musicale Improvisée. Elle était estomaquée par ce qu’elle venait de voir. Pas par le spectacle uniquement, mais par les réactions sonores du public.

« C’est vrai, t’as raison, j’ai entendu qu’ils ont crié très fort à la fin! »

« Mais pas seulement à la fin! Tout le long! Le public était tellement avec vous, c’était dingue. Tu sais, ça me surprend à chaque fois que je viens voir de l’improvisation. Y a quelque chose de différent qu’au théâtre, avec des pièces écrites. Le lien entre vous et le public est tellement fort, c’est tellement impensable que vous preniez ce risque pour nous, que vous nous embarquez immédiatement et intensément. Les gens crient vraiment et sincèrement. »

Ma maman, été 2017 – Casino de Montbenon (Lausanne)
©Uniscope

J’aime bien la façon dont elle s’exprime ma maman. Elle est très sincère, généreuse et émerveillée. Et ça a frappé fort ce soir là, je me suis mise à penser à cette implication du public, à leur sentiment de participer au spectacle, ensuite aux raisons qui faisaient de l’improvisation un potentiel bon vecteur de médiation culturelle et enfin de démocratisation de la culture.

Oui. J’ai pas mal réfléchi ce soir-là. Et c’était en 2017. Donc j’y ai pas mal pensé depuis vu la date de parution de cet article.

1. La prise de suggestion

Le début d’un spectacle d’improvisation commence souvent par une interaction avec le public. On les plonge dans l’ici et maintenant en leur demandant « Ça va tout le monde? ». On s’adresse à eux directement. On brise le 4e mur. Même TJ & Dave (célèbre duo de Chicago) qui étaient parmi les premiers à ne pas prendre de suggestion, quittançaient la présence des spectateurs.ices, en les scrutant, en se présentant et en leur demandant de leur faire confiance – « Trust us, this is all made up ». Après cette première interaction plutôt basique, vient le moment de la prise de suggestion. On s’adresse au public (à une personne, à plusieurs personnes, à tout le monde) pour avoir une ou plusieurs inspiration(s), un mot, une relation ou autre. Elle est la norme en matière de début de spectacle d’impro et en devient même l’emblème lorsqu’on la caricature.

Or, cette prise de suggestion est plus puissante qu’on ne le croit. Elle ne sert pas uniquement à garantir au public que tout est improvisé. Ce serait la sous-estimer. Elle est, ou en tout cas devrait être selon moi, LA véritable source d’inspiration pour les comédien.nes, car en faisant ce choix – et en le rendant visible pour le public – on dit à ceux et celles qui nous ont donné des éléments (un mot, un élément de leur vie, un lieu ou encore leur animal préféré) « Ce que vous avez accepté de partager avec nous, mérite de se retrouver sur scène immédiatement, d’inspirer notre spectacle ». C’est fort. On ne devrait pas tricher avec la prise de suggestion – contrairement à Homer Simpson– , si on opte pour cette dernière, je suis d’avis qu’il faut la mener avec tout cela à l’esprit.

Il m’est déjà arrivé d’assister à une prise de suggestion qui ressemble à une véritable discussion entre la personne du public et le comédien.ne. L’interviewé.e, à qui on ne demande pas d’être drôle ou brillant.e, se permet alors de réfléchir à haute voix, de préciser sa pensée, de prendre le temps de bien expliquer, tout en restant sincère. Ces attitudes sont des indices de la détente dans laquelle se déroule cette prise de suggestion et du sentiment de participation et d’inclusion du.de la spectateur.ice. De plus, c’est pas ennuyant une seconde, le reste du public est souvent très en soutien, à réagir et rire aux réponses simples de leur représentant.e.

En dédiant un temps du spectacle à une prise de suggestion joyeuse, détendue et curieuse, en disant au public qu’il est inspirant et, plus tard, en honorant pendant les scènes les éléments qu’il a donné (sans s’en moquer), on fait plus que s’inspirer, on lui dit qu’il fait partie de ce spectacle et qu’il le rend unique. Le « mais comment font-ils?! » est en partie révélé, le public assise à notre processus de création. Ça ne m’étonne pas qu’il crie.

2. Écriture collective & Ici et maintenant

De plus, un public averti et complice de la création instantanée de notre spectacle, sera conscient du risque collectif qui est pris pour lui. Les improvisateurs.ices ont très peu de longueur d’avance sur les spectateurs.ices, il arrive même que les réactions du public leur fassent prendre conscience de certains éléments de l’histoire qu’ils sont en train d’écrire. Un spectacle d’impro, c’est donc une écriture collective, bien sûr, mais également une connexion rare entre le public et les acteurs.ices. On peut imaginer que cela renforce le sentiment d’inclusion de chacun.e.

L’accès à l’écriture du spectacle – que ce soit en l’inspirant, en effectuant des choix qui l’influencent ou en réagissant tout simplement – est un outil intéressant dans un effort de démocratisation de la culture. On joue pour inclure, connecter et partager un maximum. De la culture populaire diront certains (pas toujours avec estime), contrairement à ce qu’en pense Stromae ici. Je pense qu’il faut dé-stigmatiser le qualificatif « populaire » et décrypter – voire défendre – certaines des significations qu’il peut avoir.

– Je me suis jamais caché de faire de la musique commerciale à l’époque déjà, j’ai pas de honte à commercialiser de la musique, j’ai pas de honte à ce qu’elle soit populaire au contraire, c’est une grande fierté pour moi d’être écouté par les plus jeunes et les plus âgés.


– C’est vrai que populaire c’est un mot qui est devenu péjoratif et je trouve que la grande classe c’est de pouvoir à la fois proposer quelque chose et singulier et populaire, vraiment.

Paul Van Haver (Stromae) et son frangin (Luc) – 30 avril 2018 – 4’35 – Kombini

Le public assiste à un phénomène précieux lorsqu’il regarde un spectacle improvisé: quelle que soit l’idée émise par l’un.e ou l’autre des acteurs.ices, le groupe qui l’accompagne la suit, la renforce et joue avec. La base de l’improvisation étant l’écoute et la co-construction, on ne cesse de s’inspirer de la dernière trouvaille de son.sa partenaire afin d’en faire de nouvelles qui l’inspireront également. On ne sait pas où on va, mais on y va ensemble. Difficile de chercher à savoir ce qui va se passer, puisque tout est là pour nous rappeler que les comédien.nes l’ignorent. Public et acteur.ices sont ainsi plongés dans un ici et maintenant particulièrement collectif. Un petit quelque chose me fait penser que, ça aussi, ça fait du bien à celles et ceux qui nous regardent.

Artistiquement, il me semble avoir discuté des points que je trouve les plus pertinents en lien avec cette thématique. Intéressons-nous maintenant au contexte dans lequel l’improvisation théâtrale baigne depuis des décennies et qui fait également d’elle un outil de démocratisation de la culture.

3. Le monde associatif

Qu’on soit professionnel.le, amateur.e chevronné.e, débutant.e, il est quasi certain qu’on a fait nos premiers pas dans l’improvisation grâce à une association. Pas trop loin de chez nous, dans notre quartier, notre lycée ou notre collège. Quelqu’un nous a dit « tu vas kiffer », on est tombé sur un flyer, sur un post facebook ou encore sur une liste de cours facultatifs et on s’est pointé. On a été mordu, on est resté. Le milieu associatif, ça nous connaît. On a tous.tes chargé des patinoires dans des bus à 1h du matin, lavé des maillots (chandails), géré la billetterie, tenu le bar, joué dans des lieux improbables devant 12 ou 300 personnes, joué dans différents pays à l’occasion de l’un des 12 mondiaux annuels, distribué des cartons de vote, été engagé.es dans des comités, perdu une chemise noire et même pas tenté de la récupérer parce qu’on en a 3 autres dans notre armoire, pointé les lumières tout seul.e, voté lors d’une assemblée générale pour la modification d’un statut ou encore passé la serpillère sur la même scène qui nous voyait jouer l’un de nos meilleurs spectacles deux heures avant.

À Lausanne (exemple de coeur, mais je suis sûre qu’on le retrouve dans d’autres villes), lors d’un spectacle d’improvisation, on peut avoir sur la même scène: une comédienne diplômée d’une école de théâtre, un architecte, une ébéniste, un enseignant, une psychologue, un humoriste et un graphiste. Ils.elles sont tous payés pour jouer, depuis plusieurs années, leur troupe est professionnelle et elle remplit une salle de 100 personnes deux soirs par mois. Est-il possible que cette interdisciplinarité des improvisateur.ices ouvrent des champs de jeux différents et singuliers, qu’elle permette au public de se sentir plus proche des gens sur scène qu’habituellement, voire même qu’elle entraîne certaines personnes dans une salle de théâtre dans laquelle elle n’iraient pas habituellement? Je pose la-les question-s, sans avoir la réponse, mais en me disant « peut-être bien ».

Parallèlement, en commençant des cours d’improvisation théâtrale au collège, un enfant aura une forte probabilité de côtoyer d’autres enfants de qui il ne se serait pas rapproché sans cela. En Suisse, les divisions scolaires arrivent tôt et séparent les jeunes, les rassemblent par classes (scolaires, mais quasi sociales) trop rapidement selon moi. Dans les équipes d’impro, il y a souvent des collégiens de toutes les divisions, il faut absolument maintenir ce mélange, car il crée des liens forts et rares en dehors de la salle de cours. De la cohésion sociale là où on n’essaie pas d’en créer. Récemment, un collège lausannois a supprimé le créneau de son équipe d’impro après 25 ans d’existence, en profitant du départ à la retraite du coach pour ne pas réengager quelqu’un, tout ça dans la plus grande des discrétions. C’est l’équipe au sein de laquelle j’ai commencé l’impro. J’étais pas très contente de découvrir cela.

En rendant l’improvisation théâtrale accessible aux jeunes, comme le fait le Trophée culture et diversité en France par exemple, ou l’Association Vaudoise des Ligues d’Improvisation depuis 30 ans – on encourage des jeunes d’horizon très différents à monter sur scène. Leur entourage viendra au théâtre pour les voir (à un prix souvent très accessible d’ailleurs), il y a de fortes chances qu’il soit charmé par la puissance de l’impro et qu’il revienne en voir. Les catégories littéraires du match d’impro donneront peut-être envie à certain.nes d’aller voir un Molière ou un Shakespeare, voire d’y aller en équipe pour mieux jouer la catégorie ensuite. Des spectateurs.ices qui viennent plus volontiers voir un spectacle instantané qu’écrit, iront peut-être voir un.e comédien.ne de leur troupe d’improvisation préférée jouer dans une pièce écrite. En effet, dans le monde de l’impro, ce sont souvent les troupes ou les individus qui ramènent du public, puisque le titre du spectacle donne peu d’indice sur l’histoire à laquelle on va assister. Ou encore le lieu dans lequel se déroule le match ou le spectacle, héberge également d’autres activités culturelles et/ou collaborative d’un quartier et fait donc partie du paysage d’activités possibles et accessibles d’un point de vue de prix, de déplacement et de sentiment d’appartenance.

Je pense donc que le lien entre un public et des improvisateur.ices est précieux, qu’il peut procurer un sentiment d’inclusion dans un lieu dedié à la culture, ce qui peut participer à une amélioration de l’accès à la culture. Le monde associatif a plein d’avantages, mais arrivé à un certain stade de temps occupé par l’impro dans la carrière de certain.es ou lorsque le nombre de spectacles par an devient très important, il devient limité en matière de ressources.

4. Les subventions

Rochefort, toujours dans la même interview, affirme que pour obtenir des subventions publiques il faut « un bon Libé » (« un bon Temps » serait peut-être la traduction suisse romande). Il dit que l’argent public est toujours réservé aux mêmes, une petite élite, alors que ceux.celles qui font peut-être un travail plus populaire (au bon sens du terme, c-à-d proche des gens), n’ont souvent pas les moyens de survivre.

Lausanne et le canton de Vaud, commence à soutenir l’improvisation théâtrale professionnelle et nous – les chanceuses troupes inscrites dans les programmation des théâtres, c-à-d peu de monde – en sommes très heureux. C’était un travail de longue haleine et on sent qu’il est aujourd’hui reconnu, en particulier grâce aux directeur.ices de théâtres publics qui nous ont fait confiance avant même qu’on ait des subventions. Parallèlement à cette réussite, l’Association vaudoise des ligues d’improvisation, par exemple, qui fait un travail formidable en terme d’accès à la culture (200 matchs par année, des cours écoliers, juniors et amateurs) peine à obtenir un quelconque soutien financier et ce depuis longtemps. Et même pour certains événements professionnels ponctuels, il n’y a pas d’argent accordé, malgré les nombreuses éditions et le succès rencontré par celles-ci. Nous ne parvenons pas toujours à cerner les facteurs qui motivent l’attribution de subvention publiques: l’engagement de professionnel.les, le lieu, la thématique, la renommée de la troupe…? Tout cela est très nouveau en Suisse romande et je suis confiante à l’idée que nous (nous et les subventionneurs) allons y voir plus clair à l’avenir. Patience.

Quand je parle de cette étape franchie avec mes ami.es français.es ou belge.s, je sais que j’entends des « Quel bol! » « C’est dingue! » « Ahah c’est pas demain que ça va arriver ici ». Il est donc évident que les subventions publiques sont extrêmement rares dans le domaine de l’improvisation et qu’il y a encore beaucoup d’efforts à faire à ce niveau-là, en particulier pour protéger, l’accès des jeunes à cette discipline artistique, et tout ce que cela peut renforcer en matière de démocratisation de la culture.

Tout ça pour dire que…?

Et bien je souhaite, en ce début d’année 2019, que l’importance de l’improvisation théâtrale dans un effort de démocratisation de la culture soit reconnue par tous.tes et défendue par celles et ceux qui la pratiquent. Maintenons cette discipline ouverte à tous.tes sur et hors scène, continuons de considérer que la vie d’une personne du public peut inspirer tout un spectacle, poursuivons nos efforts locaux et associatifs si précieux à différents niveaux, et prenons conscience de notre rôle dans cette lutte collective pour l’accès à la culture. Collective, car je pense qu’il faut partir du principe que les acteurs.ices de toutes les disciplines artistiques visent ce même objectif et que la compétition dans ce monde (et comme d’habitude) n’amène rien de bon. Il s’agit donc de la limiter, de renforcer nos liens, de faire exister la culture au maximum dans notre société actuelle en la rendant visible et accessible pour tout le monde.

Souvent on oublie quand on dit « théâtre public » que c’est pour tout le monde en fait.  Parce que quand on voit un beau lieu, comme le théâtre de l’Odéon, tu marches à côté tu te dis « le théâtre c’est pas pour moi » et tout. Mais en fait c’est chez moi aussi si je veux.

Disiz La Peste – 15 septembre 2018 – 6’05- Clique

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