Je crois que j’ai jamais aimé faire la bise aux gens que je ne connais pas. Et j’ai jamais vraiment saisi cette pratique. Attention, quand il s’agit de mes ami.e.x.s ou de ma famille, je suis la première à coller un bec puissant habilement transformé en câlin. J’aime bien « faire des becs », mais j’aime pas « faire la bise ».
Souvenirs délicieux: Des adultes que je ne connais pas, tout transpirants, qui viennent coller leurs grandes joues contre les miennes (si frêles et fraîches). Un responsable d’accueil culturel qui sert la main à tous mes collègues masculins et, au moment où je tends la mienne, l’attrape, la tire vers lui et m’embrasse en disant « oh bah on se fait la bise nous! » (je rappelle que j’avais tendu la main). Des personnes un peu bourrées qui gueulent : « un bisou! un bisou! » alors que je fais bonjour de loin à une tablée de 10 personnes, dont je ne connais pas la moitié. Et les célèbres « bon ben on se fait la bise hein! » alors qu’une main épaisse me saisit déjà l’épaule, pas le temps de répondre, que cette peau inconnue, au parfum étranger, vient s’appuyer contre la mienne.

Que des gens se fassent la bise et aiment ça, je comprends. Et tant mieux. Je la leur laisse. C’est la pression sociale qu’elle engendre qui m’a toujours questionnée. ET COLLER NOS VISAGES L’UN CONTRE L’AUTRE, bon sang, vous avouerez que cette pratique est étrange. ET NE JAMAIS SAVOIR DE QUEL CÔTÉ ÇA VA PARTIR (je voyage pas mal en France) NI POUR COMBIEN DE BECS ON SE LANCE (3? 2? 1? 4!? wtf. ). POURQUOI ? (Bon. Reprenons.)
Guillaume Rué de Barnac me dirait: écoute, ça date des Romains qui en ont fait un code social sophistiqué, en le classant par degré d’affinité. D’accord… Mais je te l’accorde, il a aussi été banni par certains empereurs, elle a notamment presque disparu pendant l’épidémie de peste du XIVe. Ah VOILÀ. Goffman me dirait: écoute, c’est bien simple, c’est un rituel, ça renforce l’ordre social et la cohésion de groupe, tu démontres ainsi ton respect envers autrui et ton envie de bien être intégrée. Damn… bon ok. Gerald Cahen me dirait: écoute, c’est le signe d’égalité entre toi et l’autre, le face à face. Mouais. Y a pas mal de façon de faire la bise en soulignant sa supériorité (appuyer fort sur l’épaule, coller un vrai bisou, secouer la personne entre chaque bec, saisir la nuque). Gerald est d’accord avec moi dans la suite de son texte. PIOUF. David Le Breton me dirait: c’est une étape dans la relation et une fois qu’elle est franchie, y a plus de retour en arrière possible, si on s’embrasse alors le rituel est installé. Help. Alors oui, je dois avouer que la bise est utile dans certains cas. Vérifier que notre crush sent bon, augmenter la tension « avant-vrai-baiser », avoir une bonne raison d’approcher son visage d’une bouche convoitée….wait. Je n’y vois que des raisons de flirt. Help². Bref. Passons à 2020.

J’en viens donc à cette pandémie dramatique, qui a notamment transformé notre façon de se dire bonjour et l’a rendue parfois même créative (ma mère fait des petites danses par exemple) et qui me fait prendre du recul. Remettre en question ce rituel social (la bise donc au cas où ce ne serait plus clair) et avec lui tout ce qu’il implique en termes sanitaires et égalitaires, me paraît bien. Je ne suis plus obligée (j’ai même l’interdiction (bingo)). Et du coup, ça me fait réaliser à quel point je me suis sentie obligée. Toutes les situations où j’ai dû faire la bise à des gens que je ne connaissais pas pendant lesquelles j’ai crié dans ma tête: « mais POURQUOI on COLLE nos visages l’un contre l’autre? POURQUOI? On ne se CONNAÎT PAS ». Face à ces pensées hurlantes, j’ai parfois (j’aurais aimé dire « souvent ») essayé de m’affirmer. En tendant une main, par exemple: sentiment de créer un malaise, sans que l’Autre ne semble se demander d’où vient le mien. En essayant de partir en douce avec un « au revoir de loin »: la personne avec qui je m’en vais entame un tour de bise et déclenche un « ah, quand même! » de la part de l’une des DOUZE personnes présentes (extrême malaise). Ou encore en essayant d’aborder le sujet: interlocuteur.ice.x.s, qui « ne voient pas du tout le problème », et se sentir trop précieuse ou mijaurée (compliqué). Ou en proposant à quelqu’un que je croise le « check de canicule » en pointant les petites gouttes dégoulinent de mon front à mon menton – principe de coquetterie et d’hygiène: la personne tout aussi transpirante (il fait 35°) me dise « oh ça me dérange pas! Moi aussi t’inquiète! » et que nos hyperhidroses se mélangent joyeusement (calvaire).

Pourtant, on sait aujourd’hui qu’il est préférable de ne pas forcer les enfants à faire des bisous s’iels en ont pas envie, car on leur envoie un très mauvais signal au sujet de l’importance de leur consentement quand il s’agit de leur corps (les articles sont nombreux sur le sujet, mon pref). On peut constater qu’en Suisse, les hommes qui se rencontrent pour la première fois se serrent la main, alors que les femmes se font embrasser à tout va par des joues qu’elles ne connaissent pas. Alors bon. Je ne suis pas pour la suppression de ce rituel. Mais puisqu’il implique deux personnes: je trouverai ça vachement bien (et très approprié) que le réflexe soit remis en question et qu’on cesse de considérer que l’inconnu.e.x face à nous est – à coup sûr – super motivé.e.x à l’idée qu’on lui colle un bec.
Je propose donc qu’on profite de ce break de bise pour en faire une affaire de choix individuel et qu’on ne soit plus surpris.e.x.s, vexé.e.x.s, ou encore frustré.e.x.s (si, si) quand quelqu’un refuse de nous embrasser. Que ce soit en raison d’un virus ou pas.
Bisou.

Les autres références:
Guillaume Rué de Barnac (2018), le petit journal, Pourquoi se fait-on la bise?
Goffman (1993), les éditions de minuit, Les rituels d’interaction
Gerald Cahen (1997), Autrement, Le baiser, premières leçons d’amour
David Le Breton (1998), Armand Collin, Passions ordinaires
Merci à Alain, pour ses super relectures.
Merci à Jenny d’avoir immortalisé ce bec de mon grand-papa.
J’aime cette lecture qui me propose un point de vue ignoré par un a priori de mon état de mâle ou lié à quelque éducation particulière. Que sais je.
les Hommes & Femmes devraient ils elle avoir le même chemin de pensées, les mêmes perceptions de nos agissements? A priori Non.
La pensée est ignorée tant qu’elle n’est pas motivée.
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